Source : Courrier cadre
Avec les bouleversements dus à la crise du Covid-19, de plus en plus de salariés attendent de voir leurs rythmes de travail évoluer, notamment grâce à des horaires plus flexibles et adaptés à leurs contraintes personnelles… et à leur horloge biologique. Car tout le monde n’est pas productif au même moment.
Quelques semaines avant le confinement et la crise du Covid-19, une étude Ipsos / Welcome to the Jungle révélait que les salariés français étaient 60 % à préférer travailler dans une entreprise permettant des horaires de travail flexibles (29 % seulement le faisant déjà). Parmi eux, 63 % de femmes, 74 % de cadres et 66 % de jeunes (18-29 ans).
“Partout dans le monde, les entreprises et les salariés cherchent à redéfinir leur conception du travail et s’ouvrent à de nouveaux modes d’organisation. Télétravail, semaine de 4 jours, journée de 5 heures, horaires flexibles, congés illimités… Autant de dispositifs qui ont le potentiel d’offrir aux salariés un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, contribuant ainsi à leur bien-être et donc à leur productivité”, indiquait l’enquête.
Après l’expérience particulière du confinement et du télétravail contraint, les horaires flexibles sont désormais au cœur des réflexions des organisations. Celles-ci souhaitent éviter une trop grande concentration des effectifs dans les locaux, mais aussi développer le travail à distance, qui a fait ses preuves en matière de productivité.
Chronotypes et horloge biologique
Dans le même temps, notons que des études menées depuis déjà 20 ans par des spécialistes du sommeil (somnologues, chronobiologistes) et des neurologues tendent à prouver qu’il existe trois types de salariés : ceux du matin, ceux du soir, et les autres. Nos articles sur les méthodes de Hergé, Mark Zuckerberg, Léonard de Vinci ou encore Steve Jobs avaient déjà tendance à laisser penser que les individus ont bien souvent des habitudes différentes ; certains travaillant le matin, d’autres en fin d’après-midi, voire la nuit. Mais les récentes recherches sur le rythme circadien indiquent qu’il s’agit surtout de “prédispositions héréditaires”, et non de simples préférences.
Selon les chercheurs, il existe plusieurs “chronotypes” (décrivant chez chaque individu sa tendance à être plus efficace le matin ou le soir. Il est lié à l’horloge interne de l’individu et à ses gènes) ; des manifestations du rythme circadien (un rythme biologique d’environ 24 heures) qui définissent la préférence d’une personne pour des activités plus matinales ou plus vespérales. Toute population est ainsi composée de 25 % de “lève-tôt” (plus efficaces le matin), de 25 % de “couche-tard” (plus actifs le soir), et de 50 % de “neutres”. Les “oiseaux de nuit” et les matinaux ont des heures de coucher et de lever différentes (23h30-8h pour les matinaux, 2h-10h pour les vespéraux), et sont davantage productifs le matin, l’après-midi ou le soir. En outre, les études démontrent également que ne pas respecter son “horloge interne” risque d’avoir, sur le long terme, des effets négatifs sur la santé : le fait de ne pas dormir et travailler au “bon moment” provoquerait ainsi du stress, de l’anxiété et de la fatigue.
Il en va donc aussi de la QVT : “La maîtrise du temps n’est pas un souci de confort, c’est un véritable enjeu pour le bien-être au travail”, écrivaient des chercheurs belges en 2007. Selon Emmanuel Munch, sociologue à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée (UPEM), auteur d’une étude sur le sujet, étaler les horaires d’arrivée au travail permettrait aux salariés de “perdre moins de temps dans les transports, de récupérer plus facilement après des périodes de rush, et in fine, d’être plus en forme, en meilleure santé, avec un meilleur moral”.
Des horaires adaptés au quotidien
Les entreprises gagneraient-elles ainsi à adapter les horaires de travail des salariés en fonction de leurs rythmes circadiens ? Par exemple, en permettant aux “matinaux” de venir dans les locaux à 8h et de repartir vers 17h, et aux “vespéraux” de travailler de 10h à 19h ?
“Au-delà de la chronobiologie, il y a aussi une demande des salariés pour plus de choix, pour des raisons sociales. Les jeunes, sans enfants et citadins, souhaitent éviter les heures de pointe dans les transports ou sur les routes, quitte à quitter le travail plus tard. Les salariés parents, eux, préfèreraient pouvoir partir plus tôt pour s’occuper davantage de leur progéniture et concilier vie professionnelle et vie personnelle. En dehors du télétravail, ils ont en revanche moins de marges de manœuvre pour moduler leurs horaires en raison de ceux de l’école ou de la crèche”, note Emmanuel Munch.
Chercheuse à l’Observatoire sociologique du changement (OSC) du département de sociologie de Sciences Po, Jeanne Ganault observe que “quand on donne le choix aux salariés de choisir leurs horaires, généralement, dans 80 % des cas, ils optent pour un rythme standard : de 8h30-9h à 18h en moyenne. Car il s’agit des horaires qui correspondent aux rythmes de la vie collective ; de l’école des services administratifs, des commerces. Ceux qui travaillent le soir sont malheureusement des salariés qui ne peuvent pas choisir.” Les horaires flexibles, à l’heure actuelle, sont donc davantage un outil au service de l’employeur qu’un gage de flexibilité pour le salarié.
Un changement de culture nécessaire
Antoine Amiel, fondateur de Learn Assembly, cabinet de conseil en formation, a mis en place un système à la carte, qui permet à chacun d’adapter son temps de travail et son organisation.
“Ce n’est pas pour autant l’anarchie : l’important est que chacun ne reste pas dans son coin, sans quoi il y aurait un vrai risque de dégradation du collectif, du travail en équipe et de la collaboration. La flexibilité fonctionne car un cadre a été posé, avec une vision partagée et une prise en compte des contraintes de chacun”, explique-t-il. Et de noter qu’il reste “possible d’encadrer les choses avec un accord d’entreprise”.
Mais une telle organisation est-elle possible dans toutes les sociétés ? “Nous avons une culture forte du télétravail, qui existait avant le confinement. Mais si la flexibilité des horaires s’applique facilement dans certaines startups car elle correspond au mode de travail des collaborateurs (développeurs, commerciaux, opérationnels de terrain), il n’en est pas de même partout”, remarque Antoine Amiel. En outre, il déplore la persistance, dans de nombreuses entreprises, d’une “culture du présentéisme”, couplée à un “manque de confiance tenace”.
“Les chefs d’entreprise ont encore bien souvent cette idée que les matinaux sont de bons travailleurs, et qu’il faut surveiller tous les autres. Pour rendre réellement les horaires flexibles, il faudrait opérer un véritable changement de culture dans les organisations. Les dirigeants se défaisant d’abord de l’image (construite depuis très longtemps) d’un salarié profiteur, ou cherchant à se décharger de ses tâches, qu’il faudrait surveiller, en imposant des horaires identiques”, note Jeanne Ganault.
Une “intériorisation de la contrainte”
Selon la chercheuse, pourtant, les salariés qui ont le choix de leurs horaires, “ne travaillent pas moins, dès lors qu’ils conservent des échéances”. Au contraire : quand ils sont libres de choisir, les salariés ont tendance à travailler plus longtemps. “Paradoxalement, ce sont par exemple les professions les plus diplômées qui travaillent le plus, en terme de durée. Plutôt que de profiter de la flexibilité des horaires et du télétravail, ils font l’inverse. Il y a chez les salariés une forme d’interiorisation de la contrainte, construite depuis l’école primaire jusqu’à la fin des études à l’université”, analyse-t-elle. Selon la sociologue, les cadres et les non cadres ploient aussi sous le poids du besoin d’une “forme de reconnaissance sociale, tirée du travail”. Et ce serait ce qui les empêche bien souvent de “s’affranchir des horaires classiques”.
“Les entreprises ont tout à gagner à créer des conditions qui permettent d’avoir une vraie confiance dans le travail, pour ne plus avoir à mettre en place de système de contrôle et de régulation stricte et bureaucratique ; et cela va au delà de la flexibilité des horaires. Il s’agit d’un vrai changement de culture managériale”, ajoute Antoine Amiel. Le fondateur de Learn Assembly défend la logique de “l’organisation apprenante, qui fait confiance et privilégie le travail rendu”, en échange d’une autonomie plus importante, ainsi que d’un accompagnement plus grand du manager.
Alors, la flexibilité des horaires, on oublie ? “La donne va changer très vite ces prochaines années, car avec l’expérience de la crise du Covid-19, nombre d’entreprises ont compris que la flexibilité donnée au salarié est ensuite réinvestie de façon bénéfique en matière d’investissement, d’innovation et de productivité”, rassure Emmanuel Munch.
Les mêmes risques que ceux du télétravail
Restent quelque risques à dépasser, dans le cas de la mise en place d’horaires flexibles. Qui sont finalement les mêmes que ceux du télétravail à outrance : l’isolement et le brouillage entre vie pro et vie perso. “Le fait de ne pas travailler en même temps que les autres peut provoquer des difficultés liées à la synchronisation de la vie sociale : travailler tard signifie que vous n’êtes plus forcément synchronisé avec les autres, vos collègues, vos amis, votre conjoint, vos enfants”, indique Emmanuel Munch.
“Il resterait compliqué de maintenir un collectif face à une trop grande individualisation des horaires. Comment se passeraient les revendications salariales, la représentation des salariés par des syndicats, sans espace commun de travail ? Quel type de dialogue social nous apporterait le travail ? Car c’est aussi un moment social d’échange avec l’employeur. Des horaires décalés isoleraient beaucoup, et c’est pourquoi il est difficile de concevoir une individualisation totale, qui risquerait de briser les collectifs de travail et le sentiment d’appartenance à un collectif”, ajoute Jeanne Ganault.
Enfin, reste le risque du burn-out : “Faire entièrement confiance au salarié, ce serait dans le meilleur des mondes. Mais si l’on donne des libertés, il faut garder à l’esprit que les salariés sont soumis à des normes sociales qui les dépassent, et qu’il y a de bonnes chances pour qu’ils continuent comme tout le monde à faire 9h-18h, ou qu’ils adoptent des horaires à rallonge, avec des risques psychosociaux graves”, indique Emmanuel Munch. Au contraire, le chercheur note que le contrôle des horaires fait d’appliquer des horaires fixes peut être bénéfique pour certains salariés, “car on leur donne des bornes rassurantes, auxquelles ils peuvent se référer pour s’organiser dans leur vie quotidienne et ne pas déborder”. Bref, les horaires flexibles, oui, mais pas forcément pour tout le monde. Et avec un certain cadre.
François Geuze, expert RH, note que les responsables des ressources humaines auraient, dans ce contexte, un rôle important à jouer. En évaluant en amont la charge de travail, l’environnement de travail et les contraintes personnelles de chacun. Et en faisant preuve de pragmatisme. “L’idée est de lâcher au maximum la bride aux salariés, mais en se reposant sur le volontariat, et pourquoi pas sur un système permettant à chaque collaborateur de suivre son temps avec précision. Tant qu’il a réalisé son nombre d’heures quotidien et s’y limite de lui-même, pas de problème”, conclut-il.
Fabien Soyez, journaliste Web et Community Manager